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LETTRE D'INFORMATION |

Art Spiegelman, Françoise Mouly, Chris Ware, Charles Burns, table ronde

mardi 22 septembre 2009
par Iconophage

Art Spiegelman et son épouse Françoise Mouly (éditrice artistique du New Yorker depuis 1993) en passeurs d’images. Charles Burns et Chris Ware sont passés par Raw, la revue qu’ils éditèrent dans les années quatre-vingt. Prestigieuse famille artistique en déplacement quelques jours à Solliès-Ville. Photo rare, propos précieux, origines et perspectives.

TABLE ronde et notes réalisées par Bruno Suzanna dans le cadre du vingt et unième festival BD de Solliès-Ville (83), le 30 août 2009 ; traduction : Françoise Mouly ; photos : MHG.

À quand remonte votre première rencontre avec le monde de la BD ou avec une BD marquante ?

Charles BURNS - Enfant, je lisais de vieilles BD, et Tintin. Je suis sans doute le seul américain à avoir grandi avec Tintin.

Chris WARE - Mon grand-père était éditeur de journaux, et il avait toute la collection des Peanuts, de Charles M. SCHULZ. Je lisais aussi Tintin. Ensuite, j’ai lu des histoires de super-héros, pour savoir comment devenir un adulte.

Art SPIEGELMAN - J’ai raconté cette rencontre dans le 1er tome de Breakdowns. J’avais 5 ans, et je suis tombé sur une reproduction du premier numéro de Mad Magazine. Cela a changé ma vie. Par la suite, j’ai voulu devenir dessinateur de BD car cela me semblait être une attitude bien plus subversive que ce qui se faisait dans les autres médias.

Pourquoi avoir choisi la BD comme moyen d’expression ?

CB - J’avais environ 5 ans. J’allais au catéchisme, et lorsqu’on m’a demandé le métier que je voulais faire, j’ai répondu sans hésiter « dessinateur ». Il faut dire que j’ai commencé à regarder des BD avant de savoir lire, et que je passais beaucoup de temps seul avec mes BD.

CW - Petit, je dessinais beaucoup pour éviter la compagnie des autres enfants. Un peu comme le disait SETH, le dessinateur canadien, je n’ai jamais cessé de dessiner, et c’est une fois devenu adulte que je me suis rendu compte que j’étais devenu auteur de BD sans le faire exprès.

AS - J’aurais avant tout voulu être cow-boy, mais ce n’était pas possible en ville. Enfant, je passais beaucoup de temps à copier des BD. Quand j’ai compris que les BD n’étaient pas des éléments naturels mais des réalisations humaines, je me suis mis à en créer moi-même. Je ne me sens pas capable de faire autre chose que cela.

Quelles rencontres marquantes avez-vous faites en tant qu’auteurs de BD ?

CB - Je suis entré dans une école d’art sans vraiment savoir quoi faire. J’y ai entre autre rencontré Matt GROENING [1]. Mais le premier vrai auteur de BD que j’ai rencontré, c’est Art SPIEGELMAN. Je suis venu à New-York, je lui ai montré mon travail. C’était une BD assez hermétique, et il a passé très très longtemps à la regarder. J’étais de plus en plus mal à l’aise, alors je lui ai proposé de lui expliquer ce que j’avais fait, et il m’a répondu « non, c’est contre la règle ».

CW - Le premier auteur de BD que j’ai rencontré était un voisin, qui dessinait pour les journaux. J’allais chez lui pour apprendre à jouer du piano, et je me retrouvais face à un alcoolique à la braguette souvent ouverte qui fumait cigarette sur cigarette. Au lycée, j’étudiais le théâtre et les comics. Les profs ne comprenaient pas trop ce que je voulais faire. Un jour, Art SPIEGELMAN m’a appelé car il avait vu mes travaux. Depuis, lui et Françoise MOULY, sa femme, sont devenus mes meilleurs amis, voire la famille que j’ai choisie.

AS - J’ai été très influencé par Woody GAILMAN à qui j’ai dédié le nouveau tome de Breakdowns. Il travaillait pour les chewing-gums Topps, dans lesquels on trouvait des images de base-ball dessinées par Jack DAVIS. Quand j’avais 14-15 ans, je réalisais un petit journal, Blasé. Je suis allé chez les chewing-gums Topps, car je voulais avoir les originaux des dessins de Jack DAVIS. J’y ai rencontré Woody GAILMAN, qui collectionnait les vieilles BD, et qui a accepté des exemplaires de Blasé contre les originaux de Jack DAVIS. (J’avais laissé une note demandant de me rappeler quand j’aurais 18 ans). Lorsque j’ai eu 18 ans, il m’a rappelé pour travailler pour Topps. J’ai collaboré avec eux pendant 20 ans, réalisant plusieurs séries de dessins, notamment les Crados.

Vous revendiquez-vous d’une influence graphique particulière ?

CB - Tintin, bien sûr. Harvey KURTZMAN [2] et Will ELDER [3], de Mad Magazine. Plus tard, j’ai été influencé par Paul COUNT.

CW - J’ai subi différentes influences au cours de ma vie. Adolescent, j’étais très marqué par les affiches de Led Zeppelin. Aux Beaux-Arts, j’ai surtout retenu Leonardo DA VINCI, MICHELANGELO, et les cours de nu. J’ai également découvert Marie CASSAT, peintre du XIXe qui savait simplifier le corps humain. En matière de BD, je me sens influencé par Charles BURNS, Daniel CLOWES, Robert CRUMB, et par la manière dont ils voient le monde.

AS - J’ai toujours été influencé par tout, depuis tout petit. Parmi mes influences conscientes, il y a John STANLEY, l’auteur, notamment, de Little Lulu. Little Nemo, de Windsor McCAY, où j’ai beaucoup appris graphiquement et en matière de découpage des cases. Robert CRUMB nous a montré une nouvelle voie à suivre dans la BD, avec des œuvres qui n’étaient plus uniquement humoristiques, mais fortement chargées d’émotion. Dans le monde de l’art, je me sens influencé par George GROSZ, Max BECKMANN, Otto DIX, qui avaient un pied dans le monde de la BD.

Vos œuvres ont souvent un rapport à l’histoire, l’actualité, la société, ou ont une tonalité autobiographique. Ces éléments vous semblent-ils indissociables de vos créations ?

CB - Plus je vieillis dans le métier, plus j’ai envie d’être honnête avec mon travail et avec moi-même. Je ne cherche pas à introduire une critique sociale ou politique dans mes œuvres, mais elles ressortent d’elles-mêmes. Black Hole a été considéré comme une réflexion sur le SIDA ou une critique de la société américaine. En fait, ce n’était pas mon intention. Il s’agissait d’une réflexion sur une période de ma vie, mais ces thèmes ont émergé.

CW - Je n’ai jamais voulu mentir. Or la fiction est un mensonge. Mais un mensonge qui permet de dire la vérité. C’est pourquoi j’ai accepté ce mensonge. Je me pose beaucoup de question lors de la réalisation de travaux autobiographiques : sous quel jour me présenter, quelle quantité de détails dois-je donner ? Le mieux, pour créer un personnage, c’est encore de faire preuve d’honnêteté et de précision.

AS - Faire de la BD me permet de mieux comprendre ma propre vie. De plus, par la rencontre avec l’autre, elle a un rôle politique et social. J’admire les auteurs qui créent des mondes intégralement, mais j’ai pour ma part trop de problèmes avec le monde actuel lui-même pour aller vers la fiction.

Certains d’entre vous ont déjà créé pour un jeune public, d’autres non. Quelle spécificité avez-vous trouvé dans ce travail ? Seriez-vous intéressé par une création à destination de la jeunesse ?

CB - Je n’ai jamais travaillé pour les enfants, en tout cas pas consciemment. Au pire, je considère certains de mes travaux comme infantiles. Mon seul vrai travail avec des enfants a été les comics que j’ai créés avec mes deux filles, et qui m’ont procuré le plaisir de la création partagée autour d’un personnage.

CW - Je n’ai fait qu’une seule histoire pour enfants, publiées dans Little Lit [4]par Art et Françoise. J’avais créé un personnage de grenouille que je voulais sympathique mais ça n’a pas marché auprès des enfants. En voyant ma fille grandir, je me rends compte qu’elle grandit trop vite pour que j’aie le temps de créer un livre pour elle, adapté à son âge. De plus, face à mon travail, elle semble dépassée, pose toujours des tas de question auxquelles je ne peux pas répondre…

AS - Maintenant que je suis vieux, je comprends que la BD est un continuum, sans que telle ou telle BD soit réservée à un âge précis. Durant les 30 ou 40 dernières années, la bataille a consisté à faire de la BD sophistiquée pour les adultes. C’est pour cela que nous avons créé Raw, dans les années 80. Maus avait reçu un prix décerné par des adolescents. J’avais été horrifié à l’époque, considérant un tel clivage générationnel comme stupide. J’avais refusé le prix. Finalement, je constate aujourd’hui que le public le plus stupide est le public adulte. Et j’aimerais bien récupérer ce prix !

La nouvelle bataille consiste aujourd’hui à faire de la BD aussi pour les enfants. Nos nouveaux travaux ont donc pour objectif de faire lire des BD aux enfants, voire de leur faire lire tout court. C’est pourquoi nous avions créé la série des Little Lit.

Françoise MOULY - Nous venons aussi de créer les Toon Books, qui sont publiés en France en édition bilingue, dans le but d’aider les enfants à apprendre à lire, car c’est difficile d’apprendre à lire l’anglais, langue qui demande à la fois de maîtriser la phonétique et de connaître un certain nombre de mots par cœur.

AS - Pour moi, il s’agit d’un travail tout aussi intéressant que celui que je fais pour les adultes, car il s’agit d’une création à contraintes : vocabulaire limité, images nécessairement claires, mais les scénarios doivent être riches et offrir plusieurs lectures.

Vos travaux étant souvent peu conventionnels, atypiques, attendez-vous une implication particulière de la part des lecteurs ?

CB - On me considère souvent comme le David LYNCH de la BD. Or, je ne veux pas toujours répondre à cette attente, j’ai envie de faire autre chose. C’est pourquoi j’ai récemment sorti un livre de photos prises avec un appareil numérique. Cela m’offre une bonne respiration au sein de ma production BD. J’ai toujours travaillé en noir et blanc pour la sensation que cela crée, pour la pureté qui s’en dégage. Je travaille actuellement sur une BD en couleur pour voir la nouvelle dimension que cela donne à mon travail.

CW - Je n’attends rien de mes lecteurs : c’est plutôt le lecteur qui attend de moi que je sois le plus honnête possible. Mon travail d’artiste est de communiquer avec le plus de gens possible. Je dois donner une expérience au lecteur qui conjugue matière et confusion, comme dans la réalité. Dans les arts populaires, l’avantage est la relation entre l’auteur et les lecteurs. Si le lecteur ne comprend pas une BD, il blâme l’auteur qui n’a pas su rendre son travail compréhensible, qui n’ a pas su communiquer. Au contraire, face aux Beaux-Arts, dans un musée, si le public ne comprend pas, il se sent fautif, se considérant comme insuffisamment éduqué. En tant qu’art populaire, la BD est un art de la communication, elle doit servir le lecteur.

AS - Le public me pose toujours un gros problème. Pour moi, le public idéal, c’est moi-même. Mais comme mon public est plus vaste que cela, j’ai une obligation de clarté -- ce qui ne veut pas dire de simplification, et je dois offrir des œuvres que l’on peut relire.

Alors qu’un artiste est souvent considéré comme un chaman, faisant le lien entre un monde magique et le monde, un auteur de BD est avant tout un communicant.

Quelques mots sur vos projets en cours ?

CB - La plupart de mes travaux restituent ce que je ressens au fond. Je cherche à refaire vivre à mes lecteurs les sentiments qui m’animaient quand, jeune, je lisais des BD. Mon projet actuel m’occupe depuis très longtemps. Je l’ai déjà recommencé 4 ou 5 fois, je n’en suis jamais satisfait, car j’avais l’impression d’imiter mon propre style, d’imiter Black Hole. J’ai finalement décidé de laisser mon style couler, seul. Ce projet traite d’avortement, de William BURROUGHS, de mort, de musique punk, et d’œufs.

CW - Je travaille sur deux longs projets, qui sortiront sans doute lorsque ma fille de cinq ans sera à l’université : une vue des vies dans les appartements d’un immeuble. Sept personnages et un récit en forme de flocon de neige.

AS - Après Maus, je ne voulais plus du tout parler de ce sujet en BD, et je ne voulais pas revenir à mes œuvres passées. A l’époque, tout le monde commençait à se tourner vers le roman graphique. J’ai alors réalisé (il y a quelques mois), avec soulagement, que je n’avais plus d’obligation à faire un roman graphique… puisque j’en ai déjà fait un ! Je peux donc travailler sur des formats plus courts et j’essaie de faire aussi une thèse en BD.

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[1] Matt GROENING est le créateur des séries télévisées animées Les Simpson et Futurama et du comic strip Life in Hell.

[2] Tout premier rédacteur du magazine de bandes dessinées Mad.

[3] Surtout connu pour ses bandes dessinées parodiques parues dans Mad à partir des années 1950.

[4] Deux volumes parus au Seuil : Contes de fées, Contes défaits en 2002 ; Drôles d’histoires pour drôles d’enfants en 2005.

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