« L’�me proven�ale », l’�lectoralisme et son corollaire le culte du vieux, justifient � Toulon, aujourd’hui comme hier l’absence de perspectives en mati�re de d�veloppement architectural, �conomique, culturel, social.
SE balader dans les parties "r�nov�es" de Toulon, c’est compter ces dalles blanches (elles ne le restent jamais tr�s longtemps) qui ont envahi tous les centres anciens de l’Hexagone. Parfois l’am�nagement se fait aussi vertical et on peut avoir de vraies r�ussites, telle la place de l’Op�ra. Fa�ades nettoy�es, tribunal administratif pointant joliment sa cloche, tables en terrasse pour savourer l’ensemble.
Pourtant, cette r�ussite ne saurait relativiser l’incompr�hension du visiteur quand il arpente la place de la Libert� et la place d’Armes. Deux grandes surfaces rectangulaires et vides — hors rendez-vous syndicaux pour la premi�re, et salons vari�s pour la seconde —, bord�es toutes deux de quatre voies de circulation.
Alors, r�torquera-t-on, la place d’Armes a pour vocation les c�r�monies militaires. Soit. Mais depuis bien des ann�es, le d�fil� du 14 juillet d�roule devant la place de la Libert�, et le bapt�me de promotion des �l�ves infirmiers des arm�es se fait aussi devant la statue de la F�d�ration. On pourrait dire qu’� No�l, il faut bien caser une cr�che, une patinoire et des chalets en centre-ville. Admettons que tout cela ne tienne pas au bord du boulevard de Strasbourg.
Et le reste de l’ann�e, que fait-on sur les places ? Il est interdit de jouer au ballon, de faire du skate. Les services d’entretien doivent couvrir les roues de leurs v�hicules de sacs plastiques pour ne pas marquer les dalles. L’�largissement de la perspective visuelle est proportionnel au r�tr�cissement du vivre ensemble.
Revenons en arri�re, il y a bien longtemps. Initialement destin�e � la revue des troupes — son surnom �tait "champ de bataille", tout un programme —, la place d’Armes n’en �tait pas moins un lieu de plaisir. En 1744, on y �leva deux fontaines de vin et on y fit r�tir un bœuf. Lors de la R�volution, les Toulonnais y c�l�br�rent la f�te de la F�d�ration et assist�rent � la d�capitation de quelques-uns des leurs.
Au XIXe si�cle, la place �tait entour�e d’arbres et de caf�s. Elle accueillit � partir de 1884 un kiosque � musique. La Seconde guerre mondiale vit la destruction d’un des plus beaux b�timents toulonnais : la Pr�fecture maritime, ce qui d�gagea un peu plus de surface. Aujourd’hui, la place d’Armes surplombe un parking souterrain et �largit l’horizon des vacanciers en transit qui bouchonnent � l’entr�e du port. Elle a perdu son kiosque, remis� au jardin public, et m�me sa fontaine.
La place de Libert� n’a jamais eu, semble-t-il, de kiosque � musique, mais elle fut agr�ment�e d’un peu plus de verdure. Cr��e lors de l’expansion de la ville en 1852, elle porta dans un premier temps le nom de place d’Armes et fut rapidement surnomm�e par les Toulonnais « la tapiniero » (la capri�re).
La "Libert�" ne survint qu’en 1889, quand le Minist�re de la Guerre la r�troc�da aux dangereux radicaux-socialistes qui tr�naient en mairie de Toulon, pour la c�l�bration du centenaire de la R�volution fran�aise.
Les premiers palmiers furent plant�s avant 1869. Ils n’�taient pas les seuls arbres � dominer les bancs qui ceinturaient la place.
La municipalit� actuelle a r�ussi � installer le d�sert en pleine ville pour plus de six millions d’euros, hors co�t d’entretien.
Ouvrir l’espace auparavant obstru� par de v�tustes b�tisses, tel est le souhait de la municipalit�. Les fameuses dalles blanches y contribuent grandement. Le rendu est plut�t joli, notamment sur l’ancien �lot Berthier � Saint-Jean-du-Var.
Le discours qui justifie cette esth�tique laisse toutefois perplexe. Hubert Falco, toujours prompt � faire dans la pagnolade, a inaugur� la nouvelle place de Saint-Jean-du-Var en soulignant « l’�me proven�ale » d’un tel lieu. Qu’est-ce que « l’�me proven�ale » ? Serait-ce une version locale de l’identit� nationale fantasm�e par le gouvernement ? Est-ce le fant�me d’une langue qui, depuis belle lurette, « n’est plus v�hiculaire » [1], d’une culture dont les derniers avatars se r�sument � commander un cheeseburger av� l’assent ? Dans ce faubourg toulonnais, fr�re oriental du Pont-du-Las, nombreux sont les descendants d’immigr�s italiens et maghr�bins. Le Marius proven�al ressemble fort au Mario de la vall�e du P� et au Marmoud des ports alg�riens. Les rues de la ville de leurs a�eux �galement.
Si l’on en croit les indications ornementales de la place Berthier apport�es par la municipalit� toulonnaise, l’esprit proven�al r�siderait en une fontaine de pierre blanche, de jolis oliviers et quelques tilleuls. Le naturalisme proven�al baign� de soleil et de mistral sur concerto de cigales, nous y sommes ! C’est, comme l’a plusieurs fois fait remarquer Ren� Merle — auteur que l’on ne pourrait qualifier d’anti-occitaniste primaire —, « la vision idyllique d’une terre b�nie par les dieux pour son climat, une terre porteuse des cent fleurs de la po�sie amoureuse et troubadouresque » [2]. C’est la nature � la fois sauvage et paisible d’un Jean Giono, avec tous les compromis que cela peut engendrer.
Le refrain est le m�me sur le cours Lafayette. Inaugur� avant que les travaux de r�novation ne soient termin�s, il a inspir� une belle envol�e lyrique � Hubert Falco qui, pour l’occasion, avait aussi convi� une "figure" du march� pour qu’elle donne son avis. Entre vendeurs de salades... : « Trois-cent-soixante-huit ans plus tard, le cours Lafayette est l’un des march�s les plus anciens et c�l�bres de France et le plus pittoresque de Toulon. Il est color� et vivant. Il sent les �pices et senteurs de Provence comme le chantait Gilbert B�caud ».
Le probl�me avec ces laudes � l’�me proven�ale pour une simple place publique sans aucune originalit�, c’est qu’elles renforcent l’ethnotype « initi� sous le Second Empire par la vision d’un Daudet, dont le Tartarin transmute en outrance ridicule la violence proven�ale » et repris « en amusement agac� les gesticulations et "l’estrambord" des F�libres cigaliers, comme les p�riodes sonores des orateurs radicaux trop ventrus » [2]. Les Grecs antiques avaient Zeus et Pan ; les �diles toulonnaises en appellent � Fernandel et Vincent Scotto. � chacun sa culture, � chacun ses p�rils. Nous avons d�j� �voqu� le douloureux �pisode du XVe corps. C’est le pass�. Mais dans le futur, que dira-t-on des Toulonnais ? Que les dimanche de scrutin, entre P�pone et son cur�, sur leurs places aux oliviers, ils interrompaient leurs parties de boules et tra�naient leur nonchalance jusqu’aux isoloirs pour �lire un ravi ? Qu’ils commentaient les matchs de rugby avec la mauvaise foi commune � tous les Proven�aux, ces gens « l�gers, cyclothymiques, passionn�s, incontr�lables » [2] ? Mais ces clich�s renvoient la fadeur d’une place immacul�e � la Provence maurrassienne. L’absence d’originalit�, d’audace et de couleur, � la perte de m�moire qui gangr�ne les mentalit�s. Vanter l’�me proven�ale �ternelle, c’est vouloir ignorer et gommer la culture de r�sistance dans le Var, et notamment dans les faubourgs ouvriers de Toulon [3].
(� suivre)
Lire aussi :
[1] Ren� Merle, "Identit� proven�ale ?", 2005.
[2] Ren� Merle - Les avatars de l’image du Proven�al - 2006 - � propos du "Complexe du santon".
[3] Nous renvoyons une fois de plus aux commentaires de Ren� Merle sur le « travail citoyen poursuivi depuis 1997 par l’Association 1851 pour la m�moire de la r�sistance r�publicaine au coup d’�tat de 1851, r�sistance qui fut grandement proven�ale. [Ce travail] a mis en valeur un autre h�ritage proven�al : celui de l’attachement � la R�publique d�mocratique et sociale. On ne peut pas dire que cette entreprise ait suscit� beaucoup d’int�r�t chez nos "�lites" culturelles r�gionales "ouvertes au monde". Par contre, l’accueil fait � ses activit�s par nombre de groupements locaux proven�alistes et occitanistes a montr� que l’int�r�t pour les sp�cificit�s linguistiques et culturelles r�gionales n’�tait pas antinomique de l’engagement citoyen », cf. Ren� Merle, Pens�e de midi, " H�ritage identitaire proven�al" et d�fense de la d�mocratie....